Quête d’unité
J’ai longtemps pensé que ma joie enfantine d’être sur scène, mon plaisir intime de la lecture et du savoir, et ma soif de militantisme, étaient des actes segmentés ou ne pouvant se croiser que partiellement, ponctuellement.
Dans les réunions militantes, les traits d’humours ne sont pas toujours bien vus et les références bibliographiques rarement bienvenues. J’ai été un militant du parti communiste durant une dizaine d’années et j’étais celui qui a lu le “manifeste” avant de prendre sa carte : un original. Cette organisation a pourtant été pour moi le berceau de nombreuses découvertes et la fête de l’Huma reste l’archétype d’une unité ponctuelle entre la poésie, le savoir et l’action.
Je n’ai jamais eu vraiment de place dans le “monde du théâtre”. Je n’ai pas fait de “grandes écoles” et je reste un fils d’agent EDF. Je me sens décalé, un peu analphabète ou plutôt parlant une langue étrangère. Avec le temps, j’arrive à faire bonne figure. Je n’en veux à personne. L’art dramatique est resté un espace sociologiquement clos. L’engagement politique y est rare et si de nombreuses compagnies se disent “engagées”, c’est souvent une posture qui ne se raccroche pas vraiment à une histoire de luttes concrètes. Et pour le dire en peu de mots, de nombreuses créations et la plupart des querelles qui agitent notre profession ne me touchent pas.
Je navigue depuis 15 ans d’une marge à l’autre, des arts de la rue aux spectacles jeunes publics, du théâtre itinérant aux arts de la parole. Au coeur même de ces projets, immenses et minuscules, affirmer un questionnement politique qui ne soit pas de façade semble souvent plus simple...N’est ce pas la marge qui tient le livre ?
Pour ma part, j’ai découvert à l’interstice de mes engagements une faille, comme une fêlure dans le système : les histoires.
Colère de classe
Nous sommes nombreux à savoir que la réalité de notre monde nous échappe. Nous sentons bien que pour sauver autant notre planète que notre part d’humanité, nous devons oeuvrer à de grands bouleversements, à des transformations révolutionnaires. Pourtant il y a autant dans le monde politique que dans celui de la création une sorte de répétition inouïe, une immobilité quasiment suicidaire. Elle est due à la grande difficulté du mouvement. Le vide amène le risque et souvent la précarité. Les schémas semblent se reproduire sans fin : batailles électorales et luttes de pouvoir, réputation et carrière, héritage et consanguinité.
Les classes populaires sont invisibles. Les “sans dents”, comme notre président les nomme, n’ont pas d’histoire, pas d’existence réelle, au yeux de la société et pour eux mêmes. Quand ils sont représentés à l’écran, ou plus rarement sur scène, l’histoire est tragique (et sans issue) ou ils apparaissent en une comédie caricaturale et exotique. Ceux qui tiennent le stylo ou la caméra ne vivent pas dans les mêmes quartiers et ceux qui financent ne souhaitent pas d’histoires trop complexes.
Je sais mon propos trop abrupte. La classe sociale d’un artiste ne suffit pas à résumer une oeuvre et il y a de très nombreux contre-exemples d’un art qui travaille un imaginaire d’émancipation. Le monde de la création reste pourtant un espace “fermé”. Cette fermeture, d’une classe “noble” qui porte les arts, s’accompagne d’une séparation institutionnelle des professionnels et des amateurs, et des ministères qui les “représente”. Celle-ci est ancrée dans les esprits comme une forme naturelle et ancestrale du rapport qu’entretient l’art et la société. Aux artistes la création, aux amateurs l’animation. Les ateliers peintures, danses ou théâtres apprennent la “reproduction” de l’oeuvre. Combien de compagnies amateurs singeant le théâtre classique ou vaudevillesque ? Les créateurs, eux, travaillent à une “démarche”, une “recherche” et dialoguent avec leurs “pairs”. Chacun à sa place et pendant ce temps là...la terre et notre humanité peuvent mourir.
Alors qu’il suffit parfois d’un presque rien, une étincelle, pour que le mouvement des mots libérés oeuvre à ré-enchanter le monde, le bouleverser. Apprendre à créer et à réfléchir ensemble est souvent plus urgent que d’apprendre une technique artistique, fût-ce t'elle ancestrale ou exigeante. Ces divisions ont anesthésié la potentialité transformatrice de l’art. A tous ceux qui souhaitent révolutionner le monde et leur existence la création doit (re)devenir plus qu’un outil, une arme de construction massive !
Histoires du réel
Ce qui m’a transformé, m’a poussé à agir, n’est pas un tract, une analyse concrète de la situation, c’est la manière dont on m’a raconté une “Histoire” : celle des petits, celle qui se raconte aux interstices, par contagion… Comme on se passait une cassette de rap français, copiée et recopiée de mains en mains. J’ai entendu un jour un vieux militant raconter comment Ambroise Croizat, sous l’occupation, sur un coin de table dans un bar à Paris, écrit les prémices de ce qui deviendra la sécurité sociale. J’ai en moi l’image précise d’une table de bar, d’un stylo, d’une discussion entre militant sur le futur à-venir alors que chaque heure est une victoire contre la mort. Je me suis raconté mon histoire. Comme un enfant construit des châteaux, échafaude des contes… Je me suis bricolé un imaginaire à partir de ma famille, de mes rencontres... J’ai découvert en creusant que le futur est toujours “déjà-là”. Comme les résistants tenaient une bougie allumée avant que vienne le grand brasier de la libération, aujourd’hui une myriade d’alternatives cherche à faire contre système, luttant contre leur invisibilité. Il semblerait que certains ont une fâcheuse tendance à recouvrir ce déjà-là d’une montagne de banalités, de vide, de divertissements… L’imaginaire qu’on nous propose nous diverti d’un futur déjà-là à portée de regard. Il n’y a pas vraiment de place pour le hasard, une lutte se joue dans les histoires que l’on se raconte, ou pas.
Eux et nous
Mes 2 mondes intérieurs, celui de la création et le milieu militant ont en commun ce positionnement simple : il y a eux et nous. Nous les “sachants” allons orienter le public vers la vérité, les électeurs vers la bonne solution. C’est un piège qui se referme discrètement sur nous : la séparation. A partir d’une bulle dorée, elle va de soit et s’accompagne souvent d’un mépris de classe hors norme. Mais elle s’offre à tous, et l’on en vient aussi à nier nos proximités de classes et à refuser les solutions collectives, bien plus complexes à mettre en oeuvre. Le cynisme et le pessimisme aidant, un dédain s’installe comme un mur invisible. Pourtant si le monde, tel qu’il est, injuste et tragique, peut être géré, et raconté, par un petit nombre, le monde de demain, fraternel et poétique, sera comme un puzzle dont chacun a une pièce. On sait par exemple, qu’il n’y aura pas de solution écologique sans un partage des richesses, dans une réinvention de l’égalité et du collectif. Le monde des arts, les mouvements politiques, et plus globalement la société dans son ensemble, semblent comme tétanisés dans des logiques de concurrences et de survies, qui s’appuient sur un a priori de séparation.
Consensus du commun
Si l’on travaille souvent avec des lycées professionnels ou des jeunes en insertion par soucis de solidarité ou par bonne conscience, on s’aperçoit finalement qu’on a pas grand chose à apporter si ce n’est du temps pour l’imaginaire et la réflexion, et quelques techniques (l’imaginaire est comme un muscle à exercer). Nous oeuvrons aussi au plaisir partagé de la transgression, à la jubilation du rire et de l’écoute. Si le théâtre peut (et doit) ouvrir des dissensus qui nous obligent au conflit et à la controverse. Les ateliers de créations sont dans un premier temps une découverte du commun et de sa diversité. être debout face à une classe qui ne l’a pas toujours souhaité. Trouver les mots hésitants qui permettent à chacun de jouer le jeu. Voir venir des corps, des mots, des rires. Apprendre chaque prénom, veiller à retenir les détails pour faire vivre des relations. Regarder dans les réactions de chacun comment on s’aime dans la fragilité, dans l’hésitation. L’autre est absolument différent mais nous avons une histoire commune d’humanité : nos joies, nos peurs, nos colères... Comme une première marche d’action collective, la scène porte déjà un mini-antidote à l’individu roi qui gouverne le monde du haut de sa montagne de solitude. Viennent ensuite les questions simples et vertigineuses : qu’allons-nous faire sur scène ? qu’allons-nous raconter ? pourquoi ? comment ?
Les jeunes, qui à mon sens sont déjà des adultes, ont des réponses, des milliers de réponses. Il suffit d’écouter, de prendre le temps. J’ai lu des écrits bouleversants, vu des présences scéniques hors normes, des traits d’humours radicaux, des émotions vives... dans des salles de classes minuscules. J’ai vu des enfants s’ouvrir à la beauté, des ados pleurer...J’ai senti ce futur déjà-là dans leurs coeurs et je vois bien que ma place est ici, que c’est un acte politique, poélitique ! Pour qui pense à demain, il n’y a pas d’autre issue que de nous y mettre tous. Reconstruire un imaginaire collectif, qui ne soit pas kidnappé par quelques uns, nous oblige à faire de chacun un créateur, un artisan oeuvrier de sa propre vie.
Démons de la gauche
J’ai participé à des dizaines de réunions du “secteur culturel”, notamment au PCF. Il n’y a pas d’organisation plus attachée à la défense du monde de la création. Toute son Histoire est tendue vers l’importance des arts et du savoir. La “bataille du livre” d’Elsa Triolet, les paroles de Jaurès, les poèmes des résistants, les communistes portent cet héritage français issu des Lumières. Ils sont aussi les héritiers de l’Est, de la verticalité, de l’art et du savoir au “garde à vous”. Ce siècle tragique fut pour eux comme une descente aux enfers qui mène des “dadaïstes” au “réalisme socialiste”. Le PCF, et une grande partie de la gauche, garde de cette histoire une peur de toute instrumentalisation du secteur de la création. Chaque intervention de responsables nationaux commence invariablement par un hymne à la liberté des créateurs. Quand on connaît les pressions du marché (pour un art rentable et lisse) et celles d’une droite réactionnaire (qui n’hésite plus à pousser à l’interdiction de spectacles ou d’expositions), la liberté de création est un préalable à toute politique culturelle. Cet argument a également poussé à cette même séparation qui fait du “créateur” un “intouchable”. Le seul dialogue entre les élus et les artistes consiste en une négociation “donnant-donnant” de mécanismes de subventions. Le lieu, le festival, la compagnie travaille à “l’image” de la ville, du département, de la région en échange de quoi il crée libéré de toutes contraintes. Certains pensent que cette situation est la preuve d’une démocratie qui fonctionne mais c’est un jeu de dupe. La liberté est ici une illusion. Les artistes sont contraints par cette relation, par la place du marché, du taux de rentabilité des productions, par la concurrence, contraints aussi par leur histoire personnelle, contraints par leur précarité...Les élus détournent le regard, expliquent qu’ils ne censurent rien. Ils laissent faire le marché et les boites de production mais ne censurent rien. Ils ont les yeux rivés sur le taux de remplissage mais ne censurent rien. Ils mettent en concurrence les territoires mais ne censurent rien. Tous les élus ne se ressemblent pas. Certains accompagnent, écoutent, épaulent, oeuvrent aux synergies mais trop souvent les élus de “gauche” ne se différencient que sur le montant alloué à la culture alors que si l’on souhaite être radical il faut prendre les choses à la racine. Il faut donner aux artistes la place simple et utile qui leur revient au coeur de la cité. Il faut lutter avec eux à faire fuir ces démons du marché, du taux de satisfactions, et de la précarité. Ces démons hantent à présent les imaginaires car ils imposent l’uniformisation du goût et des saveurs. L’Histoire du mouvement communiste est tragique et cette peur de l’intervention dans le domaine artistique n’est que l’épiphénomène d’une complexité plus large.
Raconter des histoires
Avec mon alter-ego Amélie Chamoux, nous cherchons un chemin pour être au monde sur scène et tenir cette place. On écoute, on vole des histoires, on fait des collages, on raconte…On tente à petits pas, d’apporter une pierre à ce déjà-là. Sans véritable feuille de route, on dissèque un sujet jusqu’à épuisement. On cherche dans nos vies où sont les échos du mouvement du monde, ses contradictions, ses failles. On part à la rencontre des acteurs du réel, à 2 pas de chez nous. On fouille en archéologue, on note en sociologue, on cogite en philosophe, on rigole en clown. On ne voit pas le chemin au début du voyage. On se dit simplement que les valeurs que l’on porte et les techniques utilisées ne devraient pas trop nous éloigner du monde. Chaque création est toujours un mélange infini de doutes et d’enthousiasmes. Un spectacle est un moment immense et minuscule. Nous nous appliquons à trouver les mots justes, les couleurs, les sons… Nous souhaitons faire des temps de la représentation des rencontres d’humains à égalité. Nous nous attachons à l’idée de raconter la vie sans fard et dans un mouvement de transformation… un mouvement qui existe bel et bien dans le réel. Chaque personnage est pris dans ses contradictions, ses forces et ses défauts. C’est le mouvement de la réalité, au travail au coeur de nos histoires, qui transforme les personnages et leur donne la force d’agir. Nous avons choisi de raconter des histoires, de conter, pour milles et une raisons. L’une des plus centrales est sans doute cette humilité de la relation au public qui dit simplement : “nous faisons parti du monde comme vous, nous allons nous raconter des histoires.” Nous tentons de faire de ce choix plus qu’une posture ou un choix “technique” : une volonté d’unir la forme et le fond. C’est aussi lutter contre cette séparation en racontant le monde sans avoir le but précis, et didactique, de délivrer une vérité ou de “changer” les gens. Si nous assumons sans gène une vocation d’éducation populaire en décortiquant des sujets, en les rendant lisible, nous le faisons à partir du coeur de la société. Tout le monde pourrait le faire, c’est simplement notre rôle social.
Vivre cent vies
J’aurai aimé être journaliste, historien ou président. Demain peut-être. Raconter des histoires me semble une tâche bien plus complexe. Être sur scène et écrire oblige à révéler ses failles, ses monstres. Écrire pour tous oblige à l’écoute, à l’empathie. Je voulais vivre 100 vies. Ne pas choisir. J’aurai été avant-centre à l’OM, chanteur de rock, paysan, voyageur...J’aurai eu des grandes responsabilités pour sauver la planète et les peuples en dangers. J’aurai été avocat, député, reporter à Gaza. Et le lendemain, j’aurai choisi la fête et les nuits sans fin.
Le théâtre a choisi de m’offrir 100 vies, immenses et minuscules. En attendant le jour de la représentation, je respire ma ruralie et je colporte l’envie de l’imagination et du savoir.
Laurent Eyraud-Chaume
Septembre 2014.
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